Texte d’accompagnement de la 1ère exposition personnelle en France de l’artiste Bea Bonafini - Chimère
à la galerie Chloé Salgado du 07 septembre au 12 octobre 2019.




« Rêvons, un instant, au devenir chimère du monde. Car le salut est là : les lignes de partage se brisent, les limites se floutent, les frontières se chevauchent, les identités se mettent en mouvement. Tout passe, et l’imagination se vêt des beaux quartiers de la fluidité, tandis que l’aurore d’une nouvelle conscience s’avance et dépose son limon, fertile en possibles.

La chimère traverse les genres, les espèces, les règnes, et réconcilie les contraires : à l’ère du trans, du queer, de l’hybride, elle est l’étendard d’une nouvelle mythologie, aux racines très anciennes. Bellérophon, le héros qui a mis à mort la créature à tête de lion, à corps de chèvre et à queue de serpent, s’attaque désormais à d’autres chimères : celles de la séparation entre nature et culture, entre l’homme et la femme, entre l’humain et l’animal.

La chimère pourfend les boucliers levés par les inquiets de voir leur univers bien rangé vaciller ; elle perce les cloisons – des murailles qui se révèlent de papier – des catégories nécessaires pour aborder le réel, et les subvertit, les fait défaillir, et ainsi donne une chance au multiple.

À la fois figure animale et humaine sans être ni l’une ni l’autre, la chimère sème le trouble. Elle demeure tout entière une énigme, et se décline comme une charade : « Mon premier est… un buste de femme, mon second est… un corps de poisson, mon troisième… comporte des ailes… ». En cela, elle témoigne que tout est construction et recomposition, elle combat l’ombre d’une rationalité stérile, et rit de notre fiction d’ordre du monde. Ne la dit-on pas, d’ailleurs, contre-nature ? La chimère dérange, parfois inquiète. Dans notre aujourd’hui posthumaniste, l’inquiétante étrangeté de la chimère reprend alors tout son pouvoir d’interrogation – nous sommes embarqué·e·s au-dessus du vide laissé par nos croyances ébranlées, et parfois pris de vertige.

Avec Chimère, Bea Bonafini nous emmène sur des eaux troubles étonnement claires, et la beauté de ses œuvres déferle comme l’eau vive d’un ruisseau, comme l’aqua vitae. Je est des autres, et la chimère désaltère l’altérité qui s’écoule continuellement en nous. D’où l’importance de l’air, de l’eau, du flux, du fluide dans ces fontaines, dans ces larmes, dans ces couleurs entremêlées. Les bénitiers se font réceptacles du spectacle infini des agencements potentiels. On boit à la coupe de l’eau et des rêves. Les fontaines sont les lieux de rencontres des contes, des fables, des corps nus surpris par un regard amoureux, du repos des nymphes. Ici, les acquasantiere étanchent une soif sereine, une soif irisée : celle, en creux, d’un sacré rendu profane, celle d’une douce fantaisie dans un monde aride.

Tout artiste façonne, forge sa chimère. Avec délicatesse, avec soin, Bea Bonafini amarre des éléments chamarrés par le prisme de son imagination, cette reine des facultés, elle dont les tapisseries révélaient déjà un goût du patchwork et du mélange. Elle cherche des parfums nouveaux et des plaisirs neufs avec des gestes antiques : démiurge, elle pétrit la terre et forme ses créatures de porcelaine, elle découpe, retire, assemble ses puzzles marmoréens.

Bea Bonafini mêle ainsi les cultures et les mythes, le fantastique et le religieux, et ce syncrétisme devient lui-même une chimère : avec des bris neufs, elle crée des fossiles, et l’ensemble s’ourle d’une aura archéologique. Dans ce bestiaire, on saisit un air étrusque, un souvenir grec, une méditation bouddhique ; on croise la fée Mélusine, l’ombre portée de Matisse dans un aile, les paupières de Chagall chez une Madone.

René Char écrivait que « l’imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. » Et Bea Bonafini ne calfate pas ses sculptures : elle laisse de l’implicite, des trous, des appels d’air pour permettre au regardeur d’insuffler aux œuvres, généreusement fragmentaires, ses songes. On les contemple avec l’œil docile et recueilli d’Hypnos. Les plissements, les froncements sont alors propices à la paréidolie : on découvre là un visage, ici une silhouette. En équilibre entre le monde physique de la veille et l’aisance redoutable du sommeil, on éprouve la grâce de telle trace, la tendresse de ses vierges à l’enfant, de ces mères chimères que l’on devine. De subtiles entailles deviennent des yeux de virgules, et voilà que l’iris s’écarquille : c’est l’abandon d’une belle dormeuse dans ses draps de couleurs suaves.

Le sommeil est pourtant fragile comme la membrane des graines de tilleul. Ces dernières dessinent une silhouette endormie dans le lit suspendu, témoin de l’autre vie du rêve ; c’est aussi ce cœur figé dans son battement et dans la porcelaine, ce cœur frémissant, ce cœur colibri qui ne pèse pas plus que la coque d’une étoile. Bea Bonafini capte ainsi le transitoire et le fugitif. Et une grande fragilité se dégage de toutes les œuvres : même la tête du guerrier, au profil noir, ploie, et une main caressante reste en suspens sous son menton pour accueillir ces larmes ; même l’armure n’est que l’amour en sursis, et il faut s’en débarrasser comme la coquille vide d’une mue pour prendre son envol…

Mais alors pourquoi ces larmes ? Tout cela ne serait-il que chimère, qu’une vaine imagination, qu’un idéal fou nous condamnant à être des rêveurs inconsolables ?

Nous nous illusionnons par nécessité : à chacun sa chimère. Elle déploie ces ailes fragiles d’argile, et invite à la légèreté, à la douceur, à l’alchimie des contraires, tout en touchant du doigt l’absolu. Car la chimère est à l’image du désir, ou du tonneau percé des Danaïades : sans cesse, il faut recommencer. Tout le tragique de sa beauté tient dans son impossible fin, dans son insatiable soif. Sans chimère, le monde n’aurait pas de sens, et son unique sens est la folie…. Alors suivons le flot, prenons de l’air : faisons-nous chimères. »

Ysé Sorel