Nouvelle publiée dans le quotidien en ligne [AOC] - Analyse Opinion Critique - le dimanche 3 novembre 2019.



“Je l’appelle le « promeneur des deux rives ». Il a vécu la ville par les pieds, trouvant sur le sol la fermeté qui lui manquait dans sa vie, quand tout branlait et se délitait autour de lui, comme du carton mouillé. C’est une des seules choses dont il est réellement satisfait de ses années à Paris. « J’ai plus marché que dormi ici », se plaît-il souvent à rappeler. Loin de l’horizon large du Nil, il s’est réconforté au maigre bras de la Seine – il cherchait dans les éclats des lampadaires, miroitant sur l’eau dormante, un phare, peut-être. Ou alors la pesanteur épaisse du fleuve, goudronneuse, reflétait son esprit lourd, dense. C’est à Paris que cet Égyptien a trouvé son désert.

Nous n’avons pas été ensemble sur les quais. Probablement parce qu’il trouvait avec moi, justement, un peu de légèreté, et que l’eau le rendait mélancolique. Durant ces dernières semaines en France, on se retrouve de façon préméditée ou, plus rarement, en suivant la pente du hasard. Dans ces cas-là, lorsque nos yeux se croisent en un échange inattendu, on les écarquille, on s’embrasse avec plus de vivacité, on ne peut s’empêcher de répéter oh c’est incroyable et de lire cela, ce clinamen produisant la rencontre joliment fortuite de nos trajectoires, comme un signe de quelque destin secret. Paris est tout petit, on le sait, mais tout de même.

Le plus souvent cependant, il passe me chercher. Il s’amuse à m’écrire je suis là, mais quand je descends sur la petite place, la tête girouettant gauche-droite, droite-gauche, personne. Il aime à me surprendre : il apparaît subrepticement derrière les platanes, avec son sourire et ses enjambées veloutées de chat. « C’est un de mes coins préférés », me précise-t-il, la première fois.  On commence alors notre flânerie, battant le pavé qui ne se plaint pas, sans but précis autre que celui de cheminer côte à côte, profitant de l’élégante compagnie de l’autre. Nous n’alourdissons pas nos pensées du poids de nos chaussures, et la conversation va souple comme nos pas dans ces promenades heuristiques. Je lui parle de mes lectures, de mes révoltes, j’émaille mes réflexions d’anecdotes ; et lui roule des cigarettes, attentif, un peu amusé sûrement de mes grands gestes et de ma pensée dégingandée : « Tu sais, hier soir, j’ai finalement décidé d’aborder cet homme devant lequel je suis passée tant de fois. J’n’osais pas, j’avais peur de le déranger, la plupart du temps. Mais là, de le voir si seul, ratatiné au milieu de ses innombrables piles de sacs, sous la lumière clinique de ce laboratoire d’examens médicaux, je pouvais pas résister. J’étais fascinée depuis un certain temps par les migrations pendulaires de ces énormes sacs, que le matin il déplaçait à l’angle de la rue, pour le soir les mettre de nouveau sous le porche ; et il s’allongeait parmi eux. Ce sont des journaux, il me dit. Des grands quotidiens. Il les récoltait la journée, les lisait, les classait, puis remplissait les sacs. Cela faisait cinq ans qu’il accomplissait cette tâche tous les jours, c’est-à-dire depuis qu’il était à la rue et attendait un logement : il donnait de la consistance, une matérialité à cette attente avec ces bouts de papier sur lesquels étaient écrites des dates, ça indiquait le temps écoulé. Et cette attente devenait le fardeau qu’il soulevait chaque matin et chaque soir, scandant sa journée comme un rituel sisyphéen. Jusqu’à la révolte ? Il était plutôt abattu. J’aurais voulu le questionner plus longuement, tu me connais, mais son visage bougon sous ses rastas m’a rabroué. Alors je lui ai souhaité une bonne nuit. »

Durant ces semaines-là, quand nous dévalons les trottoirs, goûtant au plaisir inégalable des affinités électives, le ciel est souvent lavé par la pluie du milieu d’après-midi, et j’ouvre un œil soudain bleu sur lui. Pourquoi quelqu’un ne nous arrête-t-il pas, ou ne nous met-il pas en route ?”

(extraits)